mardi 4 septembre 2007

Il faut savoir douter de ces certitudes


Il faut savoir douter de ses certitudes
" Je rêvassais présentement, comme je fais souvent, sur ce, combien l'humaine raison est un instrument libre et vague. Je vois ordinairement que les hommes, aux faits qu'on leur propose, s'amusent plus volontiers à en chercher la raison qu'à en chercher la vérité: ils laissent là les choses, et s'amusent à traiter les causes. Plaisants causeurs. La connaissance des causes appartient seulement à celui qui a la conduite des choses, non à nous qui n'en n'avons que la souffrance, et qui en avons l'usage parfaitement plein, selon notre nature, sans en pénétrer l'origine et l'essence. Ni le vin n'en est plus plaisant à celui qui en sait les facultés premières. Au contraire: et le corps et l'âme interrompent et altèrent le droit qu'ils ont de l'usage du monde, y mêlant la prétention de science. Le déterminer et le savoir, comme le donner, appartient à la régence et à la maîtrise; à l'infériorité, subjection et apprentissage appartient le jouir, l'accepter. Revenons à notre costume. On passe par dessus les effets, mais on examine avec soin les conséquences. On commence ordinairement ainsi: Comment est-ce que cela se fait? Mais se fait-il? Faudrait-il dire. Notre discours est capable de bâtir cent autres mondes et d'en trouver les principes et la contexture. Il ne lui faut ni matière, ni base; laissez le courre: il bâtit aussi bien sur le vide que sur le plein [...]Je trouve quasi partout qu'il faudrait dire: il n'en est rien; et emploierais souvent cette réponse; mais je n'ose car ils crient que c'est une défaite produite de faiblesse d'esprit et d'ignorance. Et me faut ordinairement bateler par compagnie à traiter des sujets et comptes frivoles, que je mécrois entièrement. Joint qu'à la vérité il est un peu rude et querelleux de nier tout sec une proposition de fait. Et peu de gens faillent, notamment aux choses malaisées à persuader, d'affirmer qu'ils l'ont vu, ou d'alléguer des témoins desquels l'autorité arrête notre contradiction. Suivant cet usage, nous savons les fondements et les causes de mille choses qui ne furent jamais; et s'escarmouche le monde en mille questions desquelles et le pour et le contre est faux.La vérité et le mensonge ont leurs visages conformes, le port, le goût et les allures pareilles: nous les regardons de même oeil. Je trouve que nous ne sommes pas seulement lâches à nous défendre de la piperie, mais que nous cherchons et convions à nous y enferrer. Nous aimons à nous embrouiller en la vanité, comme conforme à notre être.J'ai vu la naissance de plusieurs miracles de mon temps. Encore qu'ils s'étouffent en naissant, nous ne laissons pas de prévoir le train qu'ils eussent pris s'ils eussent vécu leur âge. Car il n'est que de trouver le bout du fil, on en dévide tant qu'on veut. Et il y a plus loin de rien à la plus petite chose du monde, qu'il n'y a de celle là jusqu'à la plus grande. Or les premiers qui sont abreuvés de ce commencement d'étrangeté, venant à semer leur histoire, sentent par les oppositions qu'on leur fait où loge la difficulté de la persuasion, et vont calfeutrant cet endroit de quelque pièce fausse. Outre ce que nous faisons naturellement conscience de rendre ce qu'on nous a prêté sans quelque usure et augmentation de notre cru. L'erreur particulière fait premièrement l'erreur publique et à son tour après l'erreur publique fait l'erreur particulière. Ainsi va tout ce bâtiment, s'étoffant et formant de main en main: de manière que le plus éloigné témoin en est mieux instruit que le plus voisin, et le dernier informé mieux persuadé que le premier. C'est un progrès naturel. Car quiconque croit quelque chose, estime que c'est ouvrage de charité de la persuader à un autre; et pour ce faire, ne craint point d'ajouter de son invention, autant qu'il voit être nécessaire en son compte, pour suppléer à la résistance et au défaut qu'il pense être en la conception d'autrui.Il s'engendre beaucoup d'abus au monde ou pour le dire plus hardiment, tous les abus du monde s'engendrent de ce qu'on nous apprend à craindre de faire profession de notre ignorance, et que nous sommes tenus d'accepter tout ce que nous pouvons réfuter. Nous parlons de toutes choses par précepte et résolution. La stile1 à Rome portait que cela même qu'un témoin déposait pour l'avoir vu de ses yeux, et qu'un juge ordonnait de sa plus certaine science était conçu en cette forme de parler: " il me semble ". On me fait haïr les choses vraisemblables quand on me les plante pour infaillibles. J'aime ces mots, qui amollissent et modèrent la témérité de nos propositions: A l'aventure, aucunement, quelque, on dit, je pense, et semblables. Et si j'eusse eu à dresser des enfants, je leur eusse tant mis en la bouche cette façon de répondre, enquêteuse, non résolutive: Qu'est-ce à dire? Je ne l'entends pas, Il pourrait être, est-il vrai? Qu'ils eussent plutôt garder la forme d'apprentis à soixante ans que de représenter les docteurs à dix ans, comme ils font. Qui veut guérir de l'ignorance, il faut la confesser. L'étonnement est fondement de toute philosophie, l'inquisition, le progrès, l'ignorance le bout. Mais en vérité, il y a quelque ignorance forte et généreuse qui ne doit rien en honneur et en courage à la science, ignorance pour laquelle concevoir il n'y a pas moins de science que pour concevoir la science. "
Montaigne, Essais

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